La guerre des langues aura-t-elle lieu au Maroc?


L’ouvrage collectif : Maroc : La guerre des langues ? (1) est l’illustration d’un débat entre des écrivaines et écrivains marocains, tantôt houleux, tantôt apaisant, de par la sensibilité du sujet et la divergence des points de vue qu’il impose. Réfléchir la question des langues peut parfois nous introduire dans un conflit de projections démunies de distanciation en attribuant à une langue des qualificatifs trop exagérés sans se rendre compte que cette même langue peut exprimer une réalité différente à celle qu’on lui a initialement assignée. C’est pour cela qu’il faut, à mon avis, relativiser nos conclusions par rapport à la question des langues et ne pas tomber dans la généralisation, surtout quand il s’agit de langue dite étrangère, en l’occurrence le français. Car s’approprier une langue, n’est pas forcément en faire usage de propagande d’une idéologie qui voit dans cette langue le seul outil susceptible de répandre des idées qui visent la domination d’une société au déterminant d’une langue locale. D’où la pertinence des questions suivantes : Peut-on réduire la guerre des langues à la lutte des classes ? N’est-elle pas réductrice à l'idée selon laquelle la langue arabe standardisée est intrinsèque au fait religieux ? Par ailleurs, ce butin de guerre qu’est la langue française, est-il forcément synonyme de colonisation ? Écrire en langue française peut-il transcrire une réalité qui échappe à la francophonie ? Avant tout, que signifie francophonie ?
La richesse de l’ouvrage : Maroc : La guerre des langues réside dans la diversité des contributions. Ce qui fait que le débat autour des langues varie selon le centre d’intérêt de chaque contributeur. Des écrivaines et écrivains en langue arabe, en langue amazighe, en langue française et en langue anglaise, des traducteurs, des chercheurs, un psychanalyste et un dramaturge ont traité de la complexité de la question des langues au Maroc. La divergence anime le débat et la synthèse prouve qu’ « il est indéniable que la maîtrise de plusieurs langues élargit le champ intellectuel et procure de précieuses « boîte à outils » conceptuelles et imagées. » (2)
Parmi les thèses qui aiguisent cette guerre linguistique, si je puis dire, celle qui oppose la langue arabe à la langue française. Selon cette thèse, la langue française est la langue de colonisation, tandis que l’arabe est perçue comme langue de résistance. (3) Qui plus est, celles et ceux qui prônent la francophonie , notamment les écrivains francophones marocains considèrent que l’arabe est une langue morte.(4) Toutefois, le taux de publications en langue arabe qui ne cesse d’augmenter , contrairement à ce qui se publie en langue française , prouve que l’arabe manifeste une belle résistance à une aliénation culturelle de plus en plus forte.(5) Ceux et celles qui défendent l’arabe au détriment du français considèrent que la littérature francophone locale est souvent mimétique de la littérature des pionniers ou créatrice d’un discours pauvre. (6) Ce jugement de valeur parfois hâtif nous pousse à reposer la question du rapport de la langue française à la francophonie. Est-ce que tout ce qui est écrit en langue française par des écrivaines et écrivains marocains doit être mis dans la case de la francophonie ? Cette question nous incite à penser la francophonie. Que veut dire francophonie ? Mon entendement penche vers le côté hégémonique de la francophonie. C’est-à-dire vers son aspect dominant ou idéologique. L’histoire nous apprend que la colonisation française a imposé la langue française au détriment de la langue locale. Le Maroc a subi le même sort que les autres pays que la France a colonisés. Il s’en est suivi que la mise en avant de la langue française dans ces pays qui ont souffert des méfaits de la colonisation, s’est répercutée sur tous les domaines : économiques, sociaux et culturels. Qui pis est, la colonialité persiste après l’indépendance. Du coup, la langue française demeure la première langue étrangère après l’arabe au Maroc. Le retour à l’enseignement de matières scientifiques en langue française prouve encore une fois que le lobbying francophone impose son empire. Cependant, la question de la francophonie telle qu’on l’a expliquée dont sa portée hégémonique s’applique-t-elle sur tout à tout ce qui est écrit en langue française ? Autrement dit, est ce que toute la littérature, d'expression française, s’inscrit –elle dans cette colonialité que voudrait imposer la francophonie ? Spéculer sur la langue, c’est relativiser car chaque exemple appelle un contre-exemple. S’il y a des écrivaines et écrivaines qui adoptent la francophonie, il y en a d’autres qui la décolonisent. Dans leurs textes, l’usage de la langue française est destiné à exprimer le malaise, le rêve et la discorde au sein de la société marocaine. Leur français parle marocain. Je pense aux écrivaines et écrivains que j’ai lus. Il s’agit de Mohamed Nedali, Abdelkhaleq Jayed, Abdellah Tai, Mohamed Khair-Eddine, Leila Bahsain, Chadia Ara, El Mostapha Bou Ignane, Abdelfattah Kilito, Abdelhak Serhane, Omar Mounir, Abdellah Baida et d’autres que je n’ai pas encore lus.
Un autre aspect de cette guerre non déclarée est celui qui alimente la divergence entre l’arabe et l’amazighe. Force est de constater que l’identité ne se limite pas au monolinguisme. Dire que ma langue est mon identité, c’est, à mon avis, s’essentialiser dans une seule langue sans prendre en compte que le concept de l’identité est un processus en devenir (7), enrichi par le multilinguisme. Encore une fois, l’histoire du Maroc a montré que cette identité linguistique qui s’est enfermée dans une seule langue plaçant la langue rabe au-dessus d’autres langues, notamment l’amazighe, est génératrice de querelle pour ne pas dire de conflit. « Et parce que la nation aurait besoin d’une langue officielle pour exister, il est donc normal que l’arabe soit présenté comme élément de base de l'édification de l’identité nationale. Ainsi, dès les années trente du siècle dernier, on appelle dans des pétitions adressées au sultan et aux autorités coloniales à assurer à l’arabe une couverture politique, et n’accorder aucun intérêt aux « dialectes berbères. » (8) Il s’est avéré que les raisons privilégiant la langue arabe tout en appelant à ignorer la langue amazighe sont d’ordre religieux. Le fait que la langue du coran est écrite en arabe laisse entendre qu’aucune langue, y compris l’amazighe, n’est déterminante dans l’identité marocaine, hormis l’arabe. S’agit-t-il d’un argument ou d’une justification d’une certaine hégémonie que l’on a reprochée à la francophonie ?
On ne peut pas esquiver l’histoire car elle nous sert à faire la distinction entre deux contextes. L’un est relatif au régionale, je veux dire le Machreq arabe, l’autre est local dont les spécificités diffèrent du régional, je veux dire le Maroc. Il se trouve que cette distinction alimente la discorde et active les détractions entre les défenseurs de l’arabe et ceux de l’amazighe.
Au-delà de la divergence que peut provoquer la guerre des langues qui s’appuie sur l’identité communautaire ou collective, il me semble que le rapport à la langue relève d’une expérience personnelle ou subjective. L’apprentissage est à mon avis le seul moyen qui nous aide à dévoiler les secrets de la langue. La lecture aiguise cet apprentissage et nous permet de nous en distancier en réfléchissant sur l’enjeu de la langue qu’est le sens.
Notes
1- MAROC : LA GUERRE DES LANGUES ?
Maison d’édition EN TOUTES LETTRES
2e éditions augmentée 2024
Collection les questions qui fâchent.
El Khatir Aboulkacem, Yassin Adnan, Mohammed Bennis, Jalal El Hakmaoui, Fadma Ferras, Abdou Filali Ansari, Kaoutar Ghilani, Zakia Iraqui-Sinaceur, Abdelmajid Jahfa, Mohamed-Sghir Janjar, Salim Jay, Driss Ksikes, Abdellatif Laabi, Nabil Lahlou, Ahmed Farid Merini, Omar Saghi, Mustapaha Slameur, Abdellah Tai.
2- Ibid. Page 51
3- Ibid. Page 25
4- Ibid. Page 27
5- Ibid. Page 27
6- Ibid. Page 28
7- Ibid. Page 37
8- Ibid. Page 158