Un grand homme s’en est allé


\
Je ne suis pas le mieux placé pour parler de ce grand homme, loin de là. Je ne suis pas de celles et ceux qui l’ont c...
Mustapha Kharmoudi


Je ne suis pas le mieux placé pour parler de ce grand homme, loin de là. Je ne suis pas de celles et ceux qui l’ont côtoyé pendant des décennies, et qui sont mieux habilités à fixer son nom dans la mémoire collective. Mais du peu que j’avais pu l’approcher, il m’a profondément marqué, à jamais. 
En vérité je le connaissais depuis mes années lycée, vers la fin des années 60. Mais je le connaissais de loin. En ce temps-là j’étais interne à Casablanca, et certains week-ends je restais chez mon frère pour profiter de ce qu’il y avait de beaux à Casa : les cinémas de quartiers, les librairies, la mer, et les vieux quartiers qui grouillaient de monde nuit et jour. 
Parfois quelques militants se retrouvaient pour manger un couscous chez mon frère, qui était des leurs. Et alors ça parlait de Amaoui. Toujours. Il était autant adulé que critiqué.
Je savais par ailleurs que Amaoui était l’un des très rares hommes politiques de premier plan à faire preuve de tolérance envers les groupes gauchistes que nous représentions alors, et lesquels groupes, il faut le dire aussi, étaient si peu tolérants envers la gauche classique. Ce n’était pas le cas des autres responsables de la gauche classique (nous on disait la gauche royale), qui nous reprochaient notre extrémisme, jusqu’à nous taxer d’agents du sionisme, pour cause de présence parmi nos principaux leaders, d’un marocain d’origine juive. Je me souviens, pour ma part, de la vive animosité des camarades de mon frère à l’encontre de notre révolte et de notre mouvement... 
Parfois, parmi ceux-là, il y avait l’islamiste Moutî, encore socialiste à l’époque bien qu’il ne cachait pas sa haine des laïcs. Dont l’un d’eux, un de ses anciens camarades, le paiera de sa vie, sur son ordre. Cet homme-là, qu’il haïssait au point de le faire mettre à mort par ses incultes hommes de main, cet homme-là s’appelait Omar Benjelloun, il était l’un des rares avocats de gauche qui défendait toutes les victimes politiques de Hassan-2. J’étais l’un de ceux que Moutî et ses incultes haïssaient plus que tout, pour cause d’athéisme. Heureusement je ne l’avais jamais croisé chez mon frère. Ni dans la petite ville dont nous sommes issus, lui et moi… ainsi que… Amaoui. C’est dire que le monde est petit. 
Un jour je dirai à Amaoui, sous forme de boutade, que j’aurais bien voulu croire en un dieu qui m’aurait demandé mon avis pour savoir lequel éradiquer de la surface de la terre, est-ce Moutî ou bien Benjelloun. Je n’aurais pas eu la moindre hésitation. Et d’un, il y aurait eu moins d’obscurantisme religieux, et de deux les militants emprisonnés gardaient un vrai humaniste pour porter leur parole hors des prisons et centres de torture. Bref, la vie est mal fichue…
En vérité je n’avais rencontré Amaoui que vers le milieu des années 80. Et l’on ne se voyait que très rarement. 
Et d’abord à Genève.
Amaoui animait des rencontres limitées à quelques personnalités maghrébines et arabes. C'était à Genève. Et il savait s’y prendre : il auditionnait toutes sortes de personnalités qualifiées dans tel ou tel domaine. C’est ainsi qu’il m’avait contacté. Il me demandait de faire un topo sur les questions essentielles, lui il disait existentielles, concernant l’immigration. Il savait que, non seulement c’était mon métier, mais aussi que j’avais fait des recherches universitaires sur cette question, et en particulier sous l’angle du nécessaire enracinement. Il m’avait juste parlé d’un auditoire très réduit...
En ce temps-là je dirigeais la Maison de la Méditerranée. Avec le soutien indéfectible de Jean-Pierre Chevènement, le plus intellectuel des hommes politiques français, et sous la présidence d’honneur du grand orientaliste Jacques Berque. Je siégeais aussi dans des structures consultatives nationales, tel le CNPI, le conseil national pour l’intégration des populations immigrées, sous la présidence des ministres des affaires sociales. C’est ainsi que j’avais quelque peu côtoyé Simone Weil, cette grande dame bien au-dessus du lot de tous ces autres ministres que cette fonction me fera croiser…
J’étais donc bien outillé pour ce que Amaoui me demandait. Mais au final, je me planterai royalement quand j’avais découvert de quel auditoire il s’agissait. J’avais beau déjà rencontrer de grands hommes, tel Jacques Berque, Simone Weil, Edgar Morin, Stéphane Hessel, George Corm, Youssef Chahine, ou même Yasser Arafat le temps d’une courte entrevue, et d’autres encore, mais là c’était radicalement différent, jamais je n’aurais imaginé parler devant cux-là.
J’avais devant moi, tenez-vous bien, outre Amaoui, le premier président de l’Algérie indépendante, Ben Bella en personne, en chair et en os. Mais aussi l’autre grand leader de la guerre d’Algérie, Aït Ahmed. Il y avait aussi un grand monsieur, pour qui j’avais toujours de l’estime puisque, à l’instar de Amaoui, il ne s’était jamais rabaissé aux baise-main du tyran Hassan-2, Abderrahman El Youssoufi, à qui ce même Hassan-2 offrira quelques mois plus tard, comme par instinct de fin de règne, le poste de Premier-ministre. Qu’il acceptera, hélas. Enfin il y avait un monstre, le géant de la lutte de l’indépendance du Maroc et dans la foulée contre la monarchie, l’homme le plus incorruptible et le plus courageux de tous les Marocains de son époque : Fqih Basri. Qui vivait depuis une éternité en exil pour avoir, nous avait dit le roi et son appareil répressif, fomenté je ne sais quel énième coup d’État. 
Il y avait aussi quelques autres personnalité de haute importance, mais de moindre notoriété. 
Autant dire tous les hommes mythiques de mon enfance, ma jeunesse, et même mon âge adulte. 
Le pire c’est que je devais développer devant eux cette question cruciale : au fond, quelle que soit sa condition, chaque immigré aspire ) devenir citoyen français à part entière. Pire : nous serons au final tous français par le sang, en ce sens que nos enfants et leurs enfants se mélangeront aux européens pour donner à la France de jolies têtes blondes… ou un peu brunes…
Le dire, ça va, je sais le dire. Mais le dire à ceux-là, qui avaient fait tant de sacrifices pour que l’on ne soit plus français, ça me paraissait impossible. Si bien que je ne faisais que bafouiller des propos incompréhensibles, on aurait dit que j’essayais de parler pour la première fois je ne sais quelle langue étrangère.
Et si bien que Amaoui s’en était énervé. Il avait grommelé : - Dis ce que tu as à dire ! Il n’y avait que moi qui avais compris ce qu’il avait dit. Bien sûr il l’avait dit en arabe, mais pas dans n’importe quel parler, c’était avec le nôtre à lui et moi, celui des bouseux, un parler qui escamotte la moitié des syllabes de chaque mot, Et si l’on n’y est pas habitué depuis l’enfance, on ne comprend pas. Gouch’addkmadgoul ! (goul ach andek ma tgoul). Ce genre de blocage, ça ne m’était arrivé que très rarement dans ma carrière et dans ma vie militante. Comme cette fois-là, avec Martine Aubry alors ministre. C’était dans un restaurant à côté de l’assemblée nationale où elle réunissait des experts. Je me souviens que j’avais été impressionné par le taux de participation de l’ENA à notre repas. Ce jour-là, c’était la seule et unique fois où j’avais été convié. Au bout de dix minutes, Martine Aubry avait fait la même chose que Amaoui : Mustapha, tu dis quoi là ? Mais bon, avec elle, j’avais éclaté de rire avant de me recentrer. Mais pas devant ceux-là qui m’avaient permis d’être ce que je suis devenu. Ce sont eux qui s’étaient révolté contre la France pour nous offrir une dignité. Et surtout l’école généralisée... jusqu’au trou où je faisais piètrement face à Madame la misère…
Un jour, j’avais lu un article dans le journal officiel d’un parti de la gauche marocaine. C’était quelqu’un qui critiquait très violemment Amaoui. Il faut dire que Amaoui ne laissait personne dans l’indifférence, on pourrait dire de lui ce qu’on avait dit du plus grand poète arabe, Al Mutanabbi :  "ملأ الدنيا و شغل الناس" (a empli le monde et a (pré) occupé les gens). J’étais donc habitué aux agressions verbales à son encontre, y compris de mes propres camarades qui me savaient de la même région que lui. Mais là, c’était de trop : l’homme politique déversait toute sa haine de tout ce que la langue arabe contient de mots qui dénigrent, et l’on sait ô combien l’arabe est d’abord une langue vindicative. Malgré tout, ça ne lui suffisait manifestement pas. Du coup, il avait traité Amaoui de pouilleux, mgammal. C’est dire le mépris des gens de ville à l’égard des gens de la campagne. Je me souviens qu’on en avait parlé plus tard, Amaoui et moi, et qu’il en avait ri, aux éclats. Et alors je lui avais dit que mes camarades gauchistes m’appelaient affectueusement du pseudo « laaroubi » (campagnard, voire bouseux). 
Amaoui assumait bien sûr ses origines, mais en vérité c’était un homme plutôt d’éducation citadine. Comme en matière de musique, par exemple. A l’instar des hommes instruits de sa génération, il ne goûtait qu’à la musique égyptienne, et encore, la classique, la plus raffinée (Ô Ismahan!). Et point de musique marocaine, ou si peu, telle la musique andalouse. Mais en tout cas, pas de musique rurale. Contrairement à ma génération à moi qui fera de la musique berbère ou arabe rurale un emblème d’identité. Évidemment, sur le tard de nos rencontres genevoises, je le chamaillais sur cette question...
Un jour, je savais qu’après notre rencontre à Genève, il irait à Paris en voiture, avec son fils Guevara (oui, vous avez bien lu), un garçon dont j’appréciais beaucoup la retenue (je ne le vois plus guère, hélas). Et alors j’avais concocté une cassette avec des chants ruraux, des chansons de ces chikhates qui trônaient sur la musique rurale marocaine. Des femmes aux mœurs légères, dit-on d’elles et qu’on ne dirait pas des chioukhs, leurs équivalents hommes, ça va de soi, on est bien dans le pays d’Allah). 
Je me souviens qu’il m’avait laissé un message touchant sur mon répondeur. Longtemps je l’avais gardé…
Nous ne nous étions rencontrés que très peu lors des mes brefs retours au Maroc. Parfois il m’emmenait lui-même en voiture de Casablanca à Benahmed. On discutait alors le plus souvent de philosophie, loin de ses préoccupations marocaines et maghrébines (c’était un véritable maghrébin dans un monde de Marocains ultra-chauvins et racistes contre des Algériens, lesquels, non moins ultra eux aussi, et qui leur témoignent autant de racisme haineux). 
J’aimais toujours aller à la campagne où il était né. On se mettait, lui et moi, sous une grande tente berbère, juste à côté du puits, on sirotait du thé à la menthe trop infusé comme il sied aux bouseux de boire du thé à la menthe, mais on s’en lassait vite, surtout qu’il savait que j’aime le bon vin. Et alors on partait en voyages, le plus souvent philosophique, il était beaucoup plus cultivé qu’il ne laissait croire. Et de religion. Et de non-religion, bien entendu. 
J’aimais vraiment cet homme, j’aimais sa compagnie, j’aimais son courage, j’aimais sa culture…
Adieu camarade, adieu mon ami, adieu mon grand frère !
Mustapha Kharmoudi, Besançon le 16 septembre 2021

Bereich mit Anhängen