De la marge à la marginalisation dans Éloge de l’inversion


Éloge de l’inversion est le fruit d’un travail de terrain. Sa vertu est double : d’une part, il met en exergue une réalité pleine d’ambivalence que l’anthropologue a explorée avec son groupe de travail. D’autre part, les remontées du terrain sont analysées dans cet ouvrage en invitant d’autres références afin d’associer, le local au global, le vécu au conçu. J’ai eu le plaisir de débattre avec l’anthropologue sur des notions qu'il a développées dans sa recherche, telles que le rite et mythe, le récit et le conte et la question du genre.
Khalid Mouna (2) a rappelé que la notion de la marge doit être perçue comme notion opératoire, laquelle notion échappe à la construction conceptuelle et théorique, dès lors qu’elle est activée par le rituel. Il va donc sans dire que la marge est un espace de vie d’acteurs qui rendent confuses par leurs pratiques les normes dominantes, politiques et religieuses, pour reprendre Khalid Mouna. Je dirais même que la transgression qu'effectue la marge ne se limite pas à ces deux normes, mais elle attaque aussi la norme médicinale. L’histoire de Touhami Lakhlifi, l’immigré marocain, que j’ai relatée dans ma lecture de Éloge d’inversion, parue dans le site Al awrak illustre cette transgression d’ordre médicinal qu’opère la marge. Touhami Lakhlifi qui souffre d’anomalie au niveau de son appareil génital est venu de Paris spécialement à Sidi Ali quémander la baraka de Lalla Aicha. Frustré, après avoir consulté son médecin traitant dans le but de renouer avec l’érection, Touhami Lakhlifi est prêt à tout offrir à Lalla Aicha en vue d’une guérison. Cet exemple incarne l’antithèse de ce que la morale normative défend, pour paraphraser Khalid Mouna. C’est la baraka qui guérit au lieu du traitement médical. Il suffit simplement de la bonne intention, Niya. En définitive,
l’inversion s’opère dans la marge.
Le corps exprime son inter corporéité ou son être au monde selon Merleau Ponty d’une manière rituelle. C’est-à-dire qu’on a affaire à une altérité dont l’invisible joue un rôle déterminant. La normalité fait que l’altérité exige une rencontre du Je avec autrui. Or, autrui n’est autre que Lalla Aicha dont la rencontre diffère de celle du Je avec autrui et revêt un caractère surnaturel, si j’ose dire. Autrement dit, l’esprit saint générateur de la baraka que cultive Lalla Aicha assigne à cette rencontre une connotation confuse car l’altérité dans ce sens est dépourvue de l’humaine. C’est donc l’invisible qui régit cette rencontre.
Dans une société où les efféminés sont marginalisés, voire méprisés à cause d’une religiosité qui ne sort pas de l’hétérosexualité, il est difficile de maintenir un discours qui va dans le sens contraire de la doxa. Toutefois, défendre ou plaidoyer pour l’égalité Homme /Femme, doit à mon avis aller en paire avec le droit des efféminés non seulement d’exister, mais aussi de les considérer comme personnes qui ne doivent pas faire l’objet de discrimination. Il se trouve que l’ouvrage Éloge de l’inversion repose la question du genre de par le fait qu’il nous éclaire sur la réalité de ces marginalisés appartenant à toutes les classes sociales. Le mouvement associatif œuvrant dans le domaine des Droits Humains et les Droits de femmes pour l’égalité doit s’inspirer des analyses d’ordre culturel, social et anthropologique qu’apporte Khalid Mouna afin de capitaliser sur les pistes de réflexion susceptibles d’apporter des réponses à cette marginalisation subie.
Abdelmajid BAROUDI
Notes
Khalid Mouna
1- Eloge de l’inversion
Sexualité et rites de transgression au Maghreb
Essai
Editions La croisée des chemins
Casablanca, Maroc 2022
2- Khalid Mouna est anthropologue. Il enseigne à l’université Moulay Ismail de Meknès, Maroc. Il est également invité dans différentes institutions et chercheur résidant à l’Institut des études avancées de Nantes (2020-2021). Ses recherches portent sur le cannabis, les marges, les migrations, la mobilisation sociale post-printemps arabe et le corps. Parmi ses ouvrages : Le bled du kif 2020 et identité de la marge. Il a aussi codirigé le livre Terrains marocains. Sur les traces de chercheurs d’ici et ailleurs (La croisée des chemins.)