La rhapsodie de l’inconscient


Récits-lambeaux de la mémoire d’une ville

La rhapsodie de l’inconscient est le titre que l’auteur Aissa Saidi a choisi...
Rachid Fettah
rachid fettah

Récits-lambeaux de la mémoire d’une ville

La rhapsodie de l’inconscient est le titre que l’auteur Aissa Saidi a choisi pour son recueil de nouvelles. Dans l’ensemble, environ une vingtaine de récits publiés, en 2021, par l’édition de la fondation Bahitoun. Pour toute œuvre écrite (roman, nouvelle, récit …), le titre constitue inévitablement l’avant de l’entrée en matière. Tel le seuil d’une demeure close, l’intitulé proposé reste le portail que le lecteur doit ouvrir pour accéder au texte. Ainsi conçu, le titre du recueil d’A. Saidi s’articule autour de deux termes : la rhapsodie et l’inconscient. Leur signification laisse comprendre qu’ils relèvent de deux champs du savoir fort éloignés. Selon le petit Robert, le mot rhapsodie a, entre autres sens : « suite se morceaux épiques récités par des rhapsodes (sortes d’aèdes) ». Le même dictionnaire explique l’inconscient par : « ce qui échappe à la conscience, même quand le sujet cherche à le percevoir et à y appliquer, la partie inconsciente du psychisme ». Ainsi définis, d’une part, la rhapsodie renvoie au domaine de la littérature, au sens antique, d’autre part, l’inconscient relève bel et bien de la psychologie et par extension de la psychanalyse. De ce fait, tout au long de ces nouvelles, la rhapsodie laisse entendre une suite de récits relatant des fragments de vie, des tranches du vécu des personnages marginaux, hommes et femmes hors du commun du seul fait que , aux yeux des autres, ils incarnent la folie. Ces récits puisent leur matière narrative dans des souvenirs où l’enfance occupe une place centrale, puisque, c’est à travers le regard d’un enfant que le lecteur découvre un univers ou des univers à part. Les histoires racontées, apparemment indépendantes, baignent dans la même atmosphère sociale, mais elles suivent, toutes, le même fil conducteur, en tirant leur flux narratif à partir de deux thèmes : la folie et la ville. Au fil de la narration, le lecteur découvre un ensemble de textes-portraits que l’auteur a esquissés pour un certain nombre d’hommes et de femmes considérés comme atteints de la folie. Or, dans son entreprise d’écriture, retraçant quelques traits de la vie de ces marginaux, l’intention de l’auteur n’était nullement de brosser des portraits neutres à ces individus, ni anges ni démons. Mais, sa visée intellectuelle allait bien loin au-delà de ces fausses façades. Son but ultime était de sonder la réalité profonde où ces personnages sont pris comme dans une toile d’araignée. Son intérêt majeur d’écrire sur ces mythomanes était, d’un coté, de dévoiler la face cachée de la folie, et de l’autre, de tenter de pénétrer la sphère des mystères qui entouraient leur monde.. Le narrateur a connu ces vagabonds, voués à l’errance, dans sa ville natale. Enfant, il les a souvent croisés sur son chemin. A force de les croiser chaque jour, ils ont fini par faire partie de sa vie intime au point de devenir une ses préoccupations quotidiennes. Des années et des années après, devenant adulte, ces figures inoubliables de la folie continuaient toujours de vivre à travers ses souvenirs.

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Plus encore, pour avoir vécu, pour de longues années dans sa ville, avec toutes les histoires qui se sont tissé autour d’eux, ces héros déchus se sont identifiés à cette localité. Dans l’histoire de cette ville, ils constituaient des sortes de monuments, voire des vestiges en chair et en os, qui rappelaient des moments marquants de son passé. Avec le temps, ces tranches de vie, lourds de traumas et de blessures demeurent, encore et encore, des lambeaux éparpillés de la mémoire éclatée de cette ville. Le recueil s’ouvre par le biais d’une nouvelle intitulée « Driss, l’adorateur des poteaux électriques ». En tète de ce récit, en vrac, l’auteur cite Gilbert Keith Chesterton qui précise que : « Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison, le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison ». Tout est dit dans cette citation. Ce qui est perçu comme anormal, dans l’histoire de Driss, c’est qu’il était obsédé par une manie étrange, celle d’aimer et de trouver un plaisir incomparable quand il achetait des paquets d’allumettes pour les brûler. Geste vu comme banal et insignifiant aux yeux des gens normaux, alors que, dans la tète de ce fou, brûler des allumettes tout le temps pourrait avoir une signification profonde et lourde de sagesse, chose que le narrateur laisse découvrir vers la fin de l’histoire, Il raconte : « En juillet 1972, je rencontrai Driss par hasard prés d’un poteau. Je me hasardai à lui poser ma question, celle à laquelle je n’avais jamais trouvé de réponse satisfaisante. -Dis-moi, Driss, pourquoi brûles-tu autant d’allumettes ? Il me regarda profondément, droit dans les yeux. Pour la première fois, je vis qu’il possédait les plus beaux yeux du monde. -J’éclairai le monde, me dit-il, il fait nuit. -Mais nous sommes en plein jour ! Driss ! -Ah ! Parce que tu y vois clairement toi ! -Et que cherches-tu, Driss, au pied des poteaux ? -La chose à la quelle tout le monde a renoncée : La vérité. Fin du dialogue. Le narrateur qui a eu cet échange avec « Driss, l’adorateur des poteaux électriques », est bien entendu un enfant. Or, si d’habitude, on dit que la vérité sort de la bouche des enfants, en écoutant Driss parler, on doit avouer que la sagesse philosophique sort de la bouche des fous. Au fil des titres, désignant dans leur majorité des noms ou des sobriquets, toutes les nouvelles font écho à l’histoire de Driss le fou Driss le sage. Toutes relatent le vécu agité des individualités creuses, êtres humains sans âmes que la société a vidés de leur sève intellectuelle et qu’elle les a, par la suite, condamnés au vagabondage et à l’errance à perpétuité. Presque tous portaient des noms laissant entendre une origine amazighe : Hamma Ali Chouriya, Achoura « Tahyout » la folle, Haddou le chrétien, Bouhayra l’espion, Cha’Cha’ le dévot, Hammoucha l’instruite, Boutaàllaft, Ittou l’amoureuse, Mstikkou le rhapsode et bien d’autres.

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Chacun de ces personnages, devenu presque une figures légendaire, s’est vu évolué dans son propre univers, un coin de la ville dont il faisait son propre royaume. La ville qui les a abrités, elle aussi, était marginalisée, une sorte d’agglomération qui a surgi de nulle part, sur une terre féconde et généreuse. Concernant l’histoire de cette ville, dans la nouvelle intitulée Haddou le chrétien, le narrateur donne ce bref aperçu historique, il relate : « Ayant imposé leur volonté hégémonique au pouvoir central de Rabat, la France et l’Espagne se dépecèrent le pays comme des charognards arrachant le morceau à la bête morte. Les Ibériques obtinrent le nord et le sud, tandis que les Français s’attribuèrent le reste. Ces derniers ne perdirent pas le temps. Très vite, ils jetèrent leur dévolu sur une petite colline verdoyante située à quatre-vingt kilomètres de la capitale. C’était un Eden sur terre. Elle surplombait un joli cours d’eau alimenté par une source qui ne tarissait jamais et qui avait pour nom Ain El Khemis ». C’était sur cette terre hospitalière et accueillante, peuplée depuis toujours par les arrières-petits-fils des premiers Imazighens, que les stratèges de l’armée coloniale ont érigé une caserne militaire, ce que par la suite les habitants autochtones appelaient El Kachla. Cette caserne fut le noyau de cette agglomération, devenue ville, mais sans rien changer de son âme de Kachla. Des génération et générations s’y sont succédé sans laisser le moindre héritage. Tout le patrimoine culturel, hérité des ancêtres, avec toutes les valeurs qu’il véhiculait, s’est évaporé et tombé dans l’oubli. Toutes les richesses matérielles et immatérielles, œuvres d’art et d’artisanat, reflétant le génie de la femme tamazight dont le tissage, se sont réduites au néant. Cet héritage qui, au passé, faisait la grandeur et la fierté de cette ville et de ses femmes. De ces symboles et ce legs précieux, rien n’est retenu ni dans les livres ni dans la mémoire collective. A cet effet, dans ses nouvelles, Aissa Saidi tente, contre l’oubli, de coudre les lambeaux de la mémoire de cette ville. Ayant été un témoin, qui a assisté aux moments forts du déclin de sa ville natale, où il a passé les plus beaux jours de son enfance et de son adolescence, au point de devenir une seconde mère pour lui. Avec ce recueil de nouvelles, il veut rendre hommage à sa ville-mère. D’une part, en soulignant les marques des blessures profondes que la barbarie coloniale lui a causées, et de l’autre, en évoquant ses souvenirs d’enfant, moments inoubliables où il a pu dévoiler les grands traits du vrai visage de la folie. Celui de tous ces personnages qui ont vécu dans l’ombre, déshumanisés et dépourvus de leur dignité. Toutefois, si la société les a délaissés, en les accusant d’être atteints de troubles mentaux, le narrateur enfant, lui, s’est approché d’eux pour entrer dans leur monde et découvrir en eux des philosophes, des poètes, des génies et des rhapsodes … Pour cette ville, qui les a protégés et les a couvés comme ses propres enfants, les noms de ces hommes et ses femmes marginaux, restent à jamais gravés, tel un tatouage, dans sa mémoire. Vers la fin du recueil, l’histoire d’une autre femme que le narrateur nomme Ittou l’amoureuse, rappelle le destin de cette ville, puisque toutes les deux, Ittou et la ville, ont connu un passé glorieux, toutes les deux ont vu leur beauté rayonner comme un soleil du printemps. Mais, hélas ! Avec le temps, le sort a voulu qu’elles soient marginalisées, déchues, délaissées et oubliées, à l’image de deux reines détrônées.

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Ittou l’amoureuse a, pendant un certain temps, lors de sa jeunesse, incarné la beauté rare de la femme tamazight du moyen Atlas. Elle était rayonnante, son visage portait de beaux tatouages, une belle chevelure tombait sur ses épaules et longeait en chute le dos, telle une cascade ruisselante. Elle était connue par sa voix singulière, surtout quand elle fredonnait des airs de chants anciens, dans sa langue maternelle, appelés « Tamaouaits ». Tous ceux et toutes celles, qui l’ont connue, se rappelaient de son visage angélique et de son sourire innocent. Elle était tout simplement aimante et aimable. Le narrateur, qui l’a vue sous le préau du marché central de la ville, la présente ainsi : « Elle avait, pour tout bagage, une couverture en laine qui, de blanche qu’elle avait été, était devenue grise de crasse et de suie. Cette couverture, appelée taghnaste, était dans le pays des Imazighens, le meilleur cadeau que pût faire un fiancé à son épouse. Elle l’avait probablement gardée en souvenir de noces inachevées. Quand elle se déplaçait, elle la trainait derrière elle et elle ne la lâchait jamais ». Ittou, en dépit de la laideur qui l’enveloppait, incarnait le baume divin qui incitait à l’amour et à l’aimance. Son obsession étrange, c’était son faible irrésistible envers l’autre sexe, penchant devant lequel elle ne pouvait résister. C’était une habitude chez elle, « elle aimait, d’un amour fou, embrasser tout ce qui était de l’autre sexe ». A chaque fois que l’occasion se permettait, elle n’hésitait pas de demander à un passant, jeune ou vieux, de lui donner un baiser, « Ouchiyi taqmout », lui dit-elle dans sa langue maternelle (donne-moi un baiser). Personne de ceux auxquels elle a fait cette demande, quoiqu’embarrassante, ne la lui ait refusée. Pourquoi Ittou demandait tout le temps aux passants de l’autre sexe des baisers ? Cette interrogation reste à jamais sans réponse, puisque personne ne peut comprendre comment résonne une femme folle. Le seul détail, qui pourrait expliquer ce comportement dévié de cette amoureuse inconditionnelle, serait le fait d’un mariage raté. C’est ce qui explique aussi, sans doute, taghnaste, le meilleur cadeau du fiancé qu’elle ne lâchait jamais. L’histoire d’Ittou l’amoureuse laisse entendre explicitement celle de la ville natale du narrateur. Une ville qui a connu de beaux jours dans le passé où elle était au sommet de sa gloire. Elle était ornée par de jolies parures. La vie y était animée de fêtes et de festivités, en été, les nuits étaient marquées de moments de liesses infinies, où tout le monde répondait à l’appel magique des chants et des danses ancestraux. Aujourd’hui, que reste-il de son âge d’or ? Dans son état actuel, elle a l’air d’une vielle femme au visage méconnaissable, à force de se lamenter de son sort, elle a perdu tous les traits de sa beauté. Pour revenir à l’histoire d’Ittou, connu par sa voix incomparable, durant des nuits infinies, on l’entendait chanter des airs nostalgiques où la joie se mêle à l’amertume, où le sourire voile la mélancolie Vers la fin de ce récit, Le narrateur évoque cette voix magique en ces termes : « Cette voix, je l’entendais, je l’entends encore, dans ma tète. Il y a maintenant soixante ans de cette rencontre, mais je la vis au présent. A qui s’adressait-elle quand elle fredonnait, la nuit, langoureusement ses paroles qui vous écorchent le cœur ? ». Des paroles lourdes de poésie lyrique, qu’elle clamait en langue amazighe, dont voici quelques vers traduits en français : « Si jamais, tu passais prés de chez-moi. «  Enquiers-toi de ma pauvre santé, « Si je te paraissais laide, j’ai le cœur en émoi, « Je te mènerais là où tu m’avais abandonnée, « Où tu allumais ce feu qui me brûle loin de toi.

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En écoutant Ittou clamer ces airs de complaintes, les passants s’arrêtèrent net. Ils restaient de longs moments absorbés par la pureté de cette voix qui les faisait revenir, des années et des années en arrière, vers la source intarissable, celle qui alimentait leur mémoire. Cette poésie chantée est composée par les premiers aèdes, des temps immémoriaux, qui célébraient « Amarg », le chagrin d’amour. Ce sentiment profond qui traduit une déception profonde chez une femme suite au départ de celui qui l’aimait, alors restée seule, délaissée et abandonnée, elle revivait grâce aux souvenirs son amour d’antan. L’histoire d’Ittou fait bel et bien écho à l’histoire de la ville du narrateur. Cette dernière, ayant perdu l’aura de son passé glorieux, vivait comme une étrange inconnue, sans le moindre signe d’identité. Ainsi, comme Ittou l’amoureuse, elle ne cessait, elle aussi, de chanter à mi- voix ces airs de complaintes qui permettait de panser ses anciennes blessures.

**   Ecrit par Rachid Fettah**