Repenser la marge. Tentative de lecture de l’ouvrage : Eloge de l’inversion.


Je suis Touhami Lakhlifi. Cela fait plus de trois jours que je tape sur la route, comme disent les marocains. Je suis v...
Abdelmajid BAROUDI

Je suis Touhami Lakhlifi. Cela fait plus de trois jours que je tape sur la route, comme disent les marocains. Je suis venu de France spécialement pour séjourner chez Sidi Ali. Je n’ai consacré que deux jours pour voir la famille que je vais voir après. Je compte rester là le temps qu’il faut pour guérir, quitte à passer toutes mes vacances dans ce lieu saint. Il n’y a pas de honte en religion. Permettez-moi de vous exposer ma souffrance. Cela fait plus de huit mois que je ne bande plus. L’érection n’est plus au rendez-vous. Ma femme fait tout ce qu’il faut pour m’exciter, mais je n’arrive pas à bander. J’étais consulté par pas mal de médecins et psychanalystes, en vain. Dernièrement, j’ai rencontré un ami du bled, résidant lui aussi en France. Il m’a dit que mon remède est chez Sidi Ali et que Lalla Aicha Kandicha est capable de chasser le démon qui m’habite. Je ne dors plus. Chaque nuit, une voix étrange me répète la même chose : « dis à Dieu à ta vigueur sexuelle et contente toi de vivre avec ce que le démon noir (djinn lakhal) t’a infligé. N’essaye pas de transgresser sa volonté, sinon, il te pourrira la vie. » Je suis donc touché par cette malédiction qui n’a choisi que mon sexe. Je n’appartiens plus à moi, je suis possédé.

Mon ami m’a conseillé de venir chez vous pour bénéficier de la baraka. La bonne intention, la nia est mon guide enquête de cette baraka de Lalla Aicha. J’ai apporté avec moi une poule noire en signe de rapprochement à cet esprit auquel j’ai confiance dans le but de rétablir la situation et inverser l’anormal dont je souffre. J’ai même amené un bœuf en vue de conquérir la sainteté de Lalla Aicha et entrer en transe dans l’espoir que cette identification aux esprits saints puisse chasser ce démon qui m’habite et retrouver ma normalité sexuelle. J’ai envie d’embrasser les sabots de Lalla Aicha et me baigner dans le sang pour irriguer de nouveau les veines de mon appareil génital et renouer avec l’érection que le démon m’a arrachée.

L’une des vertus de l’ouvrage : Eloge de l’inversion, c’est qu’il m’a facilité la tâche de conter à partir de ce qu’il a rapporté et analysé en développant les notions de l’inversion, la marge, l’invisible et le visible, et en se focalisant sur le personnage de Lalla Aicha et tout ce qui tourne autour du rituel dont le pouvoir occupe une place très significative par rapport à cette inversion.

Que retient-t-on de ce récit que j’ai inventé ? Quelle place occupe la confession dans ce récit ?

Il me semble qu’il est important de revenir sur la notion de l’aveu telle qu’elle est développée par Michel Foucault pour élucider l’articulation de la vérité avec le pouvoir. Avouer ses malheurs, y compris ses souffrances sexuelles, était encouragé par l'Église. De plus, dire sa vérité, c’est en quelque sorte se réfugier auprès de confidents qui détiennent un pouvoir susceptible de mettre fin à l’anormal. Du coup, l’aveu de la chair devient éthique et ne fait plus partie de la morale. Car la morale tend à camoufler et ne pas dire à cause de la contrainte sociale. Il se trouve que Aicha est là pour transgresser cette contrainte sociale car « elle échappe aux obligations, à l’espace, à la norme sociale dominante, et ses nombreux noms lui servent à se transformer continuellement. » (2) Si le pouvoir émane du savoir selon Foucault, le pouvoir d'Aicha déstructure l’ordre cognitif et fertilise l’imagination hors norme qui facilite la représentation au détriment de la perception. Ses transformations lui servent d’objet de représentations fortifiées et activées par divers contes au sein desquels chaque imaginaire s’installe confortablement en quête d’une guérison. Le cas de Touhami en est l’illustration. C’est dans cet univers qui se métamorphose continuellement qu’Aicha puise son pouvoir sur le corps et le soumet à des rites qui diffèrent des protocoles qu’exige une expérience ou un test médical. Chaque qualificatif attribué à Aicha s’harmonise avec la nature de la souffrance de celles et ceux qui viennent rendre visite à Sidi Ali. Aïcha Kandicha, Aicha Soudaniya, Aicha Hamdouchiya, Aicha Droughiyya, tous ces surnoms d’Aicha marquent ce qu’on appelle la conversion dans l’inversion.

L'essai, Éloge de l’inversion accorde une place très importante au corps en corrélation avec le politique. Le pouvoir s’exerce par le corps qui lui-même renvoie au pouvoir. Au demeurant, les corps de personnes transgenres et les corps sinistrosés ( sinistrés)profitent d’une altérité limitée dans le temps du moussem, mais peut probablement durer dans la corporéité. Autrement dit, le corps sinistrosé (le cas de Touhami qui ne bande plus), déjà déçu du protocole médical, subit ce pouvoir invisible de la marge représenté par les rites auxquels les adeptes d’Aicha doivent s’appliquer. Et ce à la recherche d’une altérité régulée par la convention sociale, mais qui doit passer par ce pouvoir qu’impose l’invisible. En revanche, le corps efféminé y trouve une liberté d’expression corporelle qui peut probablement durer dans le temps et l’espace.

Outre cette articulation du pouvoir avec le corps, Khalid Mouna consolide son analyse en appelant le rituel. Pour paraphraser Khalid Mouna, « le rite et le corps apparaissent comme les deux faces d’une même pièce. Ils se complètent tantôt pour se conformer aux règles, et tantôt pour échapper à ces mêmes normes. » Ce qui m’intéresse le plus dans cette articulation, c’est le côté qui échappe aux normes. Par ailleurs, l’aspect transgressif de l’inversion réside dans ce qu’appelle l’auteur le rite de passage, relatif au temps du rituel d’après Victor Turner, cité par Khalid Mouna. Du coup, « le temps du rituel est un moment où les marges créent une anti-structure ayant pour but de mettre en crise la hiérarchie dominante au sein de la société. » (3) Et Khalid Mouna d’ajouter : « Pour Turner, le rite de passage prend tout son sens lorsqu’il permet que l’on négocie des normes, des règles et un nouveau statut. »(4) Qui est ce qui caractérise ce rite de passage ? Force est de constater que la marge est le lieu de l’inversion, voire de la subversion « contre les hiérarchies existantes » pour reprendre Khalid Mouna. Le rite de passage en est l’expression. D’autant plus que ce rite est caractérisé de par sa complexité par la liminalité en vue d’« échapper aux classements sociologiques de la situation d’entre-deux. » (5) Cet entre-deux, est, selon ma modeste lecture, tracé par cette frontière qu’est la liminalité qui représente à son tour d’après Charles Lefèvre l’essence même de notre perception. Car elle établit une frontière imperceptible entre ce qui est perçu et non perçu. N’est-on pas dans ce que la marge crée au détriment du visible ? Lequel visible veut, coûte que coûte, s'imposer en tant qu’ordre voulant écraser la marge.

Il m’arrive parfois de discuter avec des amiEs qui travaillent dans des associations œuvrant dans le domaine du Droit et surtout celles qui optent pour l’approche genre. Quand je leur demande s’ils ont consulté un ouvrage d’ordre académique qui traite de la problématique liée à leur centre d’intérêt, la réponse est parfois négative. Comment voulez-vous qu’une approche soit consistante si elle ne s’appuie pas sur la recherche ? Autrement dit, ne pas capitaliser sur le conçu brouille la vision et l’agir devient improvisation. Bonjour l’autoconsommation. Cela dit, Eloge de l’inversion est à mon avis prolonge le débat sur l’impact des recherches sur la théorisation de l’agir associatif. Une des pistes à explorer de cette recherche et qui pourrait questionner l’approche genre, c’est celle relative à la marge. En d’autres termes, Est-ce que les associations qui revendiquent l’égalité femme hommes, s’intéressent au statut des personnes transgenres. Je continue à réfléchir à haute voix en disant que Eloge de l’inversion de par la profondeur de son analyse est à mon avis une opportunité à saisir pour repenser cette composante de la société victime de représentations alimentées par une culture qui ne respecte pas la relation de la personne à son corps. Aidons donc Aicha à protéger ces personnes.

Eloge et inversion est le fruit d’un travail qui était dès le départ guidé par une vision claire, avec un fil conducteur, comme le montre Khalid Mouna, qui s’est dessiné à mesure de l’avancement de ses travaux de recherche : celui de la marge. La richesse des références, le journal du terrain, et la déconstruction des notions telles que Corps, Marge, Rite, Mythe, Pouvoir, Invisible…, tout ceci prouve que Khalid Mouna impose sa signature en tant qu’anthropologue.

Éloge de l’inversion est un ouvrage que je vous recommande vivement.

Notes:

1-Eloge de l’inversion
Sexualités et rites de transgression au Maghreb
ESSAI
KHALID MOUNA
Editions LA CROISÉE DES CHEMINS 2022
2- Eloge de l’inversion. Page :211
3- Ibid, page :69
4- Ibid, page : 69
5- Ibid, page :69