Le livre des nourritures terrestres


Peu de livres changent une vie, et quand ils la changent, c’est pour toujours.
Christian Robin

Il y a plus de trente-c...
Rachid Fettah
rachid fettah

Peu de livres changent une vie, et quand ils la changent, c’est pour toujours. Christian Robin

Il y a plus de trente-cinq ans, par pur hasard, un élève et son prof se rencontrèrent dans une librairie à Rabat. Grand lecteur, l’enseignant n’hésita pas à offrir son livre préféré à son élève. C’était l’un de ceux qui l’avaient marqué, quand il était encore jeune : Les nourritures terrestres d’André Gide. En guise d’avant- goût à la lecture, le professeur ne manqua pas non plus de le lui dédicacer. Ainsi, de sa propre main, il écrivit minutieusement sur la première page vierge du bouquin ces quelques mots : « Ne crois pas que Ta vérité puisse être trouvée par quelqu’un d’autre ». Phrase clé que l’enseignant gardait toujours gravée dans sa mémoire. En dépit des années écoulées, elle constituait un des aliments essentiels qu’il retenait de cet ouvrage. Au terme de cette rencontre, le jeune apprenant quitta la librairie, avec le livre de Gide à la main. Chemin faisant, absorbé par une pensée profonde, il ne cessait de faire tourner et retourner, dans sa tête, les mots de la phrase-énigme. Etant conçue en ces termes, au mode injonctif, la phrase mystérieuse continuait encore et encore de résonner dans son esprit. Il l’entendait comme une franche incitation à plonger au fin fond du récit de Gide, pour tenter de pénétrer l’opacité de cet immense flot de mots, afin d’entamer la recherche de Sa vérité. Quête difficile et incertaine… Des années plus tard, son ancien prof, originaire d’Aix-les-Bains, une fois sa mission de coopérant finie, se trouva contraint de quitter le Maroc pour retourner vers sa région natale : La Savoie. C’était là, au cœur de ses montagnes qu’ il avait prévu d’élire domicile pour vivre le restant de sa vie. Une nouvelle vie qu’il allait vouer librement et pleinement à ses passions : lire et arpenter les cimes…

Aux moments où son maitre avait choisi de se retirer dans ces contrées lointaines, faisant des hauteurs son nouvel horizon pour méditer, l’élève, quant à lui, était resté dans son petit bled. Sorte de microcosme où la vie, tel un pressoir, broyait les rêves de toute une jeunesse. Tranches d’existence que la mal vie faisait passer sous son rouleau compresseur. Jeunesse sans ancrage vital, ni repères sociaux, abandonnée à la merci d’une machine infernale, conçue par des mains invisibles pour marquer au fer rouge les vies humaines. Pour le jeune apprenant, cette vie ne tarda pas à devenir une traversée difficile, tunnel complètement obscur, cheminement sans fin, au bout duquel n’apparaissait pas la moindre lumière. Sous le poids d’interrogations brûlantes, il voyait son existence se dérouler en un parcours infini qui s’ouvrait sur toutes les incertitudes. Une vie péniblement en devenir qui allait inévitablement l’enfoncer davantage au fond des ténèbres. Ses journées, qui se succédaient difficilement, devenaient ainsi semblables à des nuits obscures. Or, dans les moments où ces pensées noires tendaient à miner sa conscience, quand le poids de son vécu devenait insupportable, pour tenter de s’écarter des chemins qui menaient droit à l’abime, l’élève ne trouvait de salut que dans les livres, plus précisément dans la lecture de son livre-souvenir, celui des nourritures terrestres. Ainsi, au fil des lectures, le plus souvent entrecoupées par de profondes méditations, il ne cessait de réfléchir à la phrase clé de son ancien prof : quel message voulait-il lui transmettre ? De quelle vérité s’agissait-il ? Pourquoi son maitre en faisait-il une sorte de devise ? Pourquoi précisément les nourritures terrestres de Gide et non pas un autre livre ? Moult interrogations demeuraient effervescentes, telle la larve d’un volcan, en ébullition dans son esprit. Au fur et à mesure qu’il avançait dans ses lectures, ces questionnements restaient toujours vivaces. Mais, en lisant, sa faim de savoir et de connaissances ne faisait que grandir. Submergé par des sensations subtiles, il se laissait baigner dans la vaste étendue de la signifiance des mots. Plus il tentait de dévoiler les mystères cachés derrière les lignes, plus il voyait jaillir des rayons d’une lumière qui ne cessait de s’intensifier. Alors, son esprit, sous la magie de la lecture, s’illuminait davantage. Pour ce qui est de son livre-souvenir des nourritures, l’élève apprit par la suite qu’il constituait, au temps de sa publication en France, l’hymne pour toute une génération qui était avide d’oublier les atrocités de la grande guerre. Son maitre, à cette époque, encore adolescent, lui aussi en faisait certainement son livre de chevet. André Gide publia cet ouvrage en 1897, fruit de son voyage en Afrique du nord (Algérie, Tunisie). L’auteur, dans son récit, mêle notes de voyages, fragments de journal intime, dialogues fictionnels…L’auteur-narrateur y rapporte les paroles d’un personnage, nommé Ménalque, incarnation de la sagesse d’un esprit mûr, qui s’adresse à un autre personnage au nom de Nathanaël, un jeune encore au seuil de la vie. Ce dernier, dans sa position de récepteur, symbolise la figure d’un lecteur universel. Au fil des dialogues, Ménalque le maitre n’hésite pas à inciter son disciple Nathanaël à chercher son propre chemin, parmi tant d’autres, loin des sentiers battus que d’autres pourraient lui tracer. En somme, les nourritures terrestres est un livre qui aide à se délivrer des fausses certitudes, qui invite aux promenades en solitaire, aux profondes méditations afin d’écouter la voix de la sagesse qui devrait jaillir de l’intérieur de soi. Souvent, lors de ses lectures, il arrivait à l’élève de penser à son maitre. En dépit de l’éloignement, le lien ne s’était pas presque jamais rompu entre eux. Par le biais des échanges épistolaires, leurs discussions autour des livres, en général, et autour des nourritures terrestres, en particulier, restaient toujours animées. Mais, ce qui demeurait profondément original dans cette relation intellectuelle, nourrie de sève littéraire, c’était quand ils confrontaient leurs idées autour du récit de Gide, à ce moment-là, ils se retrouvaient en train de personnifier les voix des deux personnages : Ménalque l’enseignant, d’un côté, et Nathanaël l’élève, de l’autre. L’élève, qui commençait à considérer son ancien professeur à travers les paroles de Ménalque, s’était curieusement rendu compte du parallélisme entre les deux pédagogues. Les deux maitres s’étaient nourris des fruits, à la fois, délicieux et amers de leurs expériences, de leurs découvertes, de leur enrichissement lors de leurs nombreux voyages Ces idées, qui foisonnaient toujours dans l’esprit de l’ancien apprenant, le faisaient revenir à la période où son maitre exerçait encore sa noble mission d’enseignant. Il se rappelait bien l’éducateur, doublé du fin pédagogue, toujours honnête et pratique dans son métier. Une mission sacrée qu’il assurait avec amour. Il était l’un des rares enseignants qui, par leurs méthodes et leur savoir, avaient marqué des générations et des générations d’apprenants. L’élève se remémorait encore sa démarche pédagogique qui consistait à laisser l’apprenant libre d’exercer son esprit critique pour aller seul vers le savoir et la connaissance. Après ses lectures des nourritures terrestres, il ne cessait d’entendre les échos de la démarche pédagogique de son maitre dans les propos du sage Ménalque. N’est- ce pas ce dernier qui, s’adressant à son disciple Nathanaël, s’interrogeait en ces termes : « As-tu remarqué que dans ce livre (Les nourritures), il n’y avait personne ? Et même moi je ne suis qu’une vision ». Ces paroles, fruits mûrs de l’arbre de la sagesse, expliquaient la grande envie chez Ménalque de laisser son jeune apprenant cultiver, par ses propres moyens, sa propre prise de conscience des faits et des choses. Une façon de dire que le bon maitre, ce serait celui qui n’hésiterait pas à se détacher de son élève pour qu’il puisse développer ses propres ailes et un jour, voler tout seul. Ménalque, tout au long de ses paroles adressées à Nathanaël, ne se lassait pas de l’inciter à renier tout ce qu’il avait appris, tout ce qui avait été conçu pour lui par autrui, pour ne compter que sur lui même, voire sur toutes les possibilités qu’il devait trouver dans son unicité et dans sa singularité d’être humain en devenir. L’élève, au fil de ses lectures des nourritures, ne cessait d’entendre les résonnances de cette vision, lourde de sagesse. N’était-ce pas Ménalque qui tenait ces propos à l’intention de Nathanaël : « Ce n’est pas seulement le monde qu’il s’agit de changer, mais l’homme. D’où surgira-t-il, cet homme neuf ? Non du dehors. Camarade, sache le découvrir en toi-même, et comme du minerai l’on extrait un pur métal sans scories, exige-le de toi, cet homme attendu, obtiens-le de toi. Ose devenir qui tu es, ne tiens pas à bon compte. Il y a d’admirables possibilités dans chaque être. Persuade-toi de ta force et de ta jeunesse. Sache te redire sans cesse : Il ne tient qu’à moi ».

Ces propos, tenus ainsi avec lyrisme, dus à une profonde réflexion, laissent percevoir la maturité des idées émanant d’un fin philosophe. Le lecteur peut y voir le reflet net d’une connaissance du vaste monde des humains, monde profondément jalonné d’interrogations brûlantes qui ne cessent d’interpeler les esprits éclairés. Univers ouvert sur des horizons flous, qui sera « cet homme neuf » ? Il ne viendra pas du « dehors », des idées toutes faites, des idées reçues, immense jungle à perte de vue, mais du « dedans », forgé par les réflexions propres et la quête personnelle. Si on creuse davantage la signification des paroles de Ménalque, on arrive sans doute à mesurer la portée de son message. Son ultime souci est de faire en sorte d’allumer chez son disciple la veilleuse de sa conscience, pour essayer de le pousser à contourner les traits de la grande complexité de l’être humain. En termes plus explicites, vu la vie démesurément souillée où patauge l’espèce humaine, il est à souligner que toute cette misère et toute cette inhumanité, c’est l’homme, lui-même, qui en est le seul responsable. Dans son vécu de jeune, toujours, en devenir, ayant jusque-là à son tour fait des nourritures terrestres son livre de chevet, l’élève ne se lassait jamais de lire et relire le récit de Gide. Mais, il n’allait pas s’attarder à se rendre compte que, de jour en jour, ses lectures ne faisaient que l’enfermer dans ce texte. A force de vouloir se débarrasser du poids de son vécu, il finissait par devenir prisonnier de ce livre. Flot d’idées nourricières qui, pourtant, avaient bien germé dans son intérieur et qui le grandissaient aussi. Ce récit avait eu le mérite de le stimuler, de l’éclairer et de guider son chemin. Il était devenu un ouvrage qui comptait pour lui, car il avait réussi à s’immiscer entre son existence réelle et sa vie intérieure. La forte emprise des nourritures terrestres sur l’élève perdurait encore et encore jusqu’au jour où il était tombé sur ce passage. Encore une fois, de nouvelles paroles de l’inévitable Ménalque qui, sur le ton de l’injonction, s’adressait à son disciple, en ces termes : « Nathanaël, jette mon livre, ne t’y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre, plus que de tout, ait honte de cela. Si je cherche tes aliments, tu n’aurais pas faim pour les manger… ». Ces quelques lignes lues, l’apprenant-lecteur s’était arrêté net sur la phrase clé de son ancien professeur. En y réfléchissant, il se laissa, de nouveau absorbé par une profonde méditation. Pensées confuses, mélange de souvenirs et de réflexions, faisaient surface : si Gide, par le biais de la voix de Ménalque demande à son lecteur universel, incarné par Nathanaël, de se débarrasser de son livre, de le jeter carrément, bien sûr après sa lecture, l’ancien professeur, en insistant dans sa phrase sur le mot vérité, voulait dire à son élève que tout ce que ce dernier avait appris de lui ne devait pas constituer le seul et l’unique savoir, puisque tout ce qu’il lui avait enseigné , il l’avait puisé dans sa quête personnelle, à travers les livres ,ses expériences et ses réflexions, que ce n’étaient que des idées qui changeaient et qui variaient avec les hommes. En d’autres termes, par sa citation, le maitre ne faisait qu’inciter son disciple à forger son propre esprit critique, pour ne pas accepter, en bloc, toutes les idées reçues. Ainsi, en fin de compte, au bout de son souffle d’apprenant-lecteur, l’élève finit par jeter le livre des nourritures terrestres de Gide, quoiqu’il ne cesse de penser à son ancien professeur, l’imaginant dans sa nouvelle vie, comme quelqu’un qui avait fait le choix de se retirer loin de la folie des hommes. Alors, en se laissant de nouveau emporter par ses méditations interminables, il entendait toujours l’écho de ces paroles, cette fois-ci, celles que le disciple Nathanaël adresse à son maitre Ménalque : « Ah ! Ménalque avec toi, j’aurais voulu courir sur d’autres routes, mais tu haïssais la faiblesse et prétendait m’apprendre à te quitter».